SECTION 1 : LA CAMPAGNE « GUERRE AUX DROGUES, GUERRE RACIALE »

La guerre aux drogues

Au début des années 70, le président Nixon invente une « guerre aux drogues », en qualifiant les substances illicites d’ « ennemi public numéro un ». Ainsi, le monde a basculé aveuglément dans une chasse aux drogués, avec la prison comme principal objectif. Aujourd’hui, on estime qu’un quart des 9 millions de personnes détenues dans le monde le sont en raison d’infractions aux lois sur les stupéfiants[1].

Aveuglément ? Pas si sûr. La question de la couleur, celle de la peau en l’occurrence, est venue éclairer d’un jour nouveau le prix payé.

En France, trente ans après la « Marche pour l’égalité », la génération des marcheurs a subi une véritable hécatombe. Nombreux sont ceux qui sont morts à cause de la drogue, ou plutôt à cause de la manière dont est menée cette croisade.

À un niveau mondial, il est établi que les politiques de lutte contre les drogues qui criminalisent les consommateurs touchent de façon disproportionnée les pauvres et les minorités ethniques, nourrissant ainsi les injustices raciales et économiques. De nombreux chercheurs ont interrogé le sujet et documenté des exemples.

Guerre aux drogues et minorités : des évidences dans le monde

Partons tout d’abord au royaume de la cocaïne et de ses dérivés : le continent sud-américain. Le Transnational Institute, réseau international d’experts-activistes basé à Amsterdam, a conduit une étude dans 8 pays d’Amérique latine connaissant des taux élevés de consommation de produits illicites. Le rapport de synthèse de l’étude conclut que « le poids de la loi porte surtout sur un segment spécifique de la population : les personnes avec un faible niveau d’éducation et des ressources très limitées, qui sont soit au chômage soit reléguées dans le secteur informel »[2].

Dans la même logique économique, poursuivons notre voyage dans la ville de New York où il est établi que l’application de la loi sur les stupéfiants cible les quartiers pauvres – surtout lorsque, à l’instar de bien d’autres pays dont la France, ces quartiers offrent des cibles faciles pour améliorer la performance policière uniquement fondée sur le nombre d’arrestations : « le NYPD (le département de police new yorkais) se concentre sur certains quartiers… Les étudiants blancs de l’université de Columbia dans l’Upper West Side à Manhattan qui marchent dans la rue avec de la marijuana dans les poches, ne sont presque jamais arrêtés – ce faisant, c’est la zone de New York avec le plus faible taux d’arrestation pour détention de marijuana. En revanche, les Blacks de Harlem, juste à quelques encablures de l’université de Columbia, sont fréquemment interpellés, contrôlés et arrêtés. Et les Latinos du quartier de Washington Heights, juste un peu plus au nord de Manhattan, sont de même arrêtés bien plus souvent »[3].

À ce raisonnement socio-économique se superpose ainsi très explicitement une logique raciale, qui a sa propre dynamique ainsi que l’a expliqué l’universitaire américaine et militante des droits civiques Michelle Alexander dans son ouvrage The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness (The New Press, USA, 2010). Commentant son ouvrage, elle déclare que « l’incarcération massive des personnes de couleur au prétexte de la guerre aux drogue constitue une raison majeure pour laquelle les enfants noirs nés aujourd’hui ont moins de chances d’être élevés par leurs deux parents que ceux nés pendant la période de l’esclavage [aux Etats-Unis] »[4]. Human Rights Watch a montré qu’aux Etats-Unis les Noirs sont arrêtés 5,5 fois plus que les Blancs pour infraction à la loi sur les stupéfiants[5] – tout en sachant que 80% de ces arrestations le sont pour détention de petites quantités[6].

Traversons l’Atlantique et rapprochons-nous de nos contrées pour documenter ce traitement racial différencié dans l’application de la loi réprimant les stupéfiants. Un rapport de l’ONG britannique Release montre que, en Angleterre et au Pays de Galles, les Noirs sont interpellés et contrôlés au prétexte de trouver des stupéfiants sur eux 6,3 fois plus que les Blancs. Les Asiatiques n’échappent pas à ce traitement discriminant, bien qu’à fréquence moindre (2,3 fois plus que les Blancs)[7].

Nous pourrions poursuivre notre voyage jusqu’au bout de la chaîne pénale ouverte par ces infractions, c’est-à-dire la prison. Aux Etats-Unis par exemple, les Noirs y sont largement surreprésentés sur la base de trafic et/ ou consommation de drogues illicites[8].

Pour mémoire, à l’origine, les niveaux de consommation, en pourcentage de la population, sont identiques dans tous ces groupes ![9]

Au terme de ce voyage, nous avons donc obtenu des éléments tangibles, établissant qu’il existe, a minima, un lien certain entre application de la loi sur les stupéfiants et appartenance à une minorité visible.

La Commission mondiale des drogues l’a clairement posé dans son dernier rapport, publié en septembre 2014. « L’application des lois antidrogue affecte les minorités de manière disproportionnée. Aux États-Unis, les Afro-américains constituent 13% de la population, pourtant ils comptent pour 33,6 % des arrestations liées à la drogue et 37 % des personnes incarcérées pour des condamnations liées à la drogue. » [Pour plus d’informations sur la Commission mondiale des drogues, voir section 5 page 18].

 

Et en France ?

« Rien à signaler » comme dirait l’agent !

Chez nous, nous sommes toujours victime d’un point aveugle, au croisement d’un interdit, celui portant sur les drogues, et d’un non-dit, celui concernant la place des minorités ethniques dans l’espace républicain. « Circulez, il n’y a rien à voir, car notre modèle républicain ne reconnaît que des hommes naissant et vivant libres et égaux en droits, sans distinction de race ou de religion».

Et pourtant, comment ne pas voir que cet édifice républicain a du plomb dans l’aile ? Ne serait-ce qu’en entendant les polémiques obsessionnelles sur la relation entre couleur de peau, origine ethnique et trafic de drogues ? Ou bien sur les violences urbaines générées par le trafic de stupéfiants dans les quartiers habités de façon majoritaire par les minorités.

Même le Premier ministre de la France a dû convenir que le mythe républicain n’offrait plus un socle suffisamment protecteur. Il a usé de mots qui, jusqu’alors, étaient interdits de séjour dans notre univers mental et politique : il parle maintenant explicitement d’ « apartheid social, territorial et ethnique ». Cette expression utilisée pour analyser l’état de notre société ouvre bien des possibles. Et si, nous aussi, nous attaquions les non-dits de la politique française de lutte contre les drogues – qui est par ailleurs une des plus répressives en Europe (voir section 4 page 15). Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’y a pas de raison objective à ce que cette politique échappe à l’instrumentalisation raciale à l’œuvre chez nos collègues anglo-saxons.

« Ces derniers jours ont souligné beaucoup des maux qui rongent notre pays, […] la relégation périurbaine, les ghettos… Un apartheid territorial, social, ethnique, auquel s’additionnent les discriminations quotidiennes, quand on n’a pas la bonne couleur de peau, ou qu’on est une femme »

Manuel Valls, vœux à la presse, 20 janvier 2015 (13 jours après les attentats de Paris)

 

C’est pourquoi l’AFR, en partenariat avec le think tank République & Diversité et l’association le CRAN, a conçu cette campagne. Nous assumons l’hypothèse que l’application de la loi interdisant les stupéfiants en France est AUSSI utilisée à des fins de contrôle des minorités ethniques vivant dans les quartiers. En tout état de cause, des éléments nourrissent cette hypothèse, comme le récent travail de l’anthropologue et sociologue Didier Fassin, qui a mené une enquête ethnographique dans une maison d’arrêt et publié ses résultats dans l’ouvrage L’Ombre du monde, paru eu Seuil en janvier 2015.

« Dans la maison d’arrêt où j’ai conduit mon enquête, les hommes noirs et arabes représentaient les deux tiers de l’ensemble des détenus et même plus des trois quarts des moins de 30 ans » (L’Ombre du monde, page 119)

Cette situation est notamment due à l’augmentation des emprisonnements pour infractions à la législation sur les stupéfiants, qui ne correspondent ni à du trafic, ni à des drogues dures.

« Ce qui explique l’accroissement des incarcérations, c’est l’usage, la détention et la revente, souvent de quantités modestes, neuf fois sur dix du cannabis: ces infractions sont responsables d’une entrée en prison sur sept » (L’Ombre du monde, page 126).

Cette enquête a fait l’objet d’un article de Sonya Faure paru dans l’édition du 5 février 2015 du quotidien Libération ( » Couleur de peau, la justice pas si aveugle que ça ») et d’un entretien avec l’auteur paru le lendemain (« Pour certains, la prison n’est qu’un lieu vide d’activité et vide de sens »).

À défaut de travaux d’analyse et de recherche de l’ampleur de ceux produits par nos collègues anglo-saxons, nous avons pour premier objectif de documenter cette hypothèse, au travers de témoignages de personnes vivant sur en France et estimant être trop régulièrement la cible de contrôles et d’interpellations au prétexte de lutter contre les stupéfiants. Il faudra bien un jour nous interroger collectivement sur cette frilosité de la recherche française, avec en toile de fond ce débat récurrent sur les statistiques dites ethniques…

Ouvrons le débat !

C’est l’objectif de cette campagne.

 

Description de la campagne

 

Nous nous proposons de recueillir et diffuser des témoignages de personnes estimant être trop souvent interpellées dans l’espace public au prétexte de la constatation d’une infraction à la loi sur les stupéfiants. « Trop souvent », par rapport à d’autres personnes qui ne portent pas sur leur peau l’appartenance à ce que l’on appelle pudiquement les minorités visibles.

Les témoignages pourront prendre différentes formes : textes, enregistrements audio, vidéos. Ces témoignages seront postés sur le site www.gdgr.fr dédié à cette campagne.

Par ailleurs, ce site a vocation à diffuser les ressources existantes sur le sujet « guerre aux drogues, guerre raciale », ici en France et à l’étranger : points de vue, rapports, études, déclarations politiques, etc.

Pour lancer la dynamique de cette campagne, les organisateurs ont produit une vidéo mettant en scène le traitement différencié d’une interpellation de deux jeunes : un blanc et un noir.

Capture d’écran 2015-04-10 à 17.32.51

[1] Selon la Commission mondiale des drogues – voir section 5, page 18.

[2] Transnational Institute. Systems Overload: Drug Laws and Prisons in Latin America. Amsterdam: Transnational Institute, 2011.

[3] Levine, Harry G., and Deborah Peterson Small. Marijuana Arrest Crusade: Racial Bias and Police Policy in New York City 1997 – 2007. New York: New York Civil Liberties Union, 2008.

[4]The mass incarceration of people of color through the War on Drugs is a big part of the reason that a black child born today is less likely to be raised by both parents than a black child born during slavery”, Post M. Alexander “Where have all the black men gone?”, Huffingtonpost, 24/04/2010, http://www.huffingtonpost.com/michelle-alexander/where-have-all-the-black_b_469808.html

[5] Human Rights Watch. Decades of Disparity: Drug Arrests and Race in the United States. New York: Human Rights Watch, 2009.

[6] The Drug Policy Alliance. The Drug War, Mass Incarceration, and Race. New York: The Drug Policy Alliance, 2014.

[7] Eastwood, Niamh, et al. The Numbers in Black and White: Ethnic Disparities in the Policing and Prosecution of Drug Offenses in England and Wales. London: Release, 2013. www.release.org.uk/sites/release.org.uk/files/pdf/publications/Release%20-%20Race%20Disparity%20Report%20final%20version.pdf

[8] The Drug Policy Alliance. The Drug War, Mass Incarceration, and Race. New York: The Drug Policy Alliance, 2014.

[9] Levine, Harry G., and Deborah Peterson Small. Ibidem.